Mon français se trouve – si je peux emprunter une analogie à Ernaux – sous un rocher au fond d’une rivière. Je vous raconterai une histoire triste qui finit bien. J’ai choisi de vous révéler, vous Elise et Fabien, ce qui s’est passé, parce que vous êtes les facilitateurs de notre projet qui m’a offert l’occasion de pouvoir réunir en ce moment de ma vie mes deux grandes joies, les langues et l’art. J’espère, en relatant ce qui s’est passé, d’être libérée de ses conséquences et renait comme une personne qui peut parler français avec plaisir et plus d’assurance.
Quand j’avais seize ans mon école m’avait recommandée aux autorités locales pour un prix en allemand parce que j’avais fait de bons progrès en ce sujet. Le prix consistait en une somme d’argent pour passer un mois entier pendant les grandes vacances en Allemagne pour suivre un cours d’allemand. C’était une bonne opportunité et je jouissais du sentiment d’avoir achevé un peu de reconnaissance pour mes efforts. Ce serait la première fois que je voyagerai seule à l’étranger et c’était pour moi une grande aventure.
Munich. Le commencement du cours. Après un matin d’introductions, nous élèves se rassemblent dans McDonalds au rez-de-chaussée du bâtiment où se trouvent l’école de langue. L’atmosphère est maintenant plus informelle que pendant la classe et nous partageons entre nous des informations sur nos vies.
Il y a un étudiant qui vient de Belgique. Il est un peu plus âgé que les autres participants et s’appelle Antoine. Il parle français avec les autres du groupe. Enthousiaste pour pratiquer mon français ainsi que mon allemand je l’adresse en français et lui raconte un peu de ma vie et les circonstances de mon logement pendant mon séjour en Munich.
Quand je finis de parler il me regarde d’un air qui m’est peu connu. Il rejette la tête en arrière et rit d’une façon moqueuse: « Mais Suzanne, votre français est horrible! »
Le rocher descend sur moi et m’écrase. Depuis ce moment-là, il y a quarante-quatre ans, mon français a souffert sous son poids. J’ai fait ce que devais faire pour obtenir mon diplôme mais je n’ai jamais retrouvé la jouissance en français que je possédais avant cet entretien avec cet Antoine.
Jusqu’aujourd’hui. Avec votre amitié et encouragement, avec le démontage méticuleux de la honte dans les œuvres d’Ernaux, avec les possibilités que m’offert ma propre créativité, la pierre lourde sur ma langue se dissout comme un bonbon amer.
Peut-être que je puisse rentrer dans le monde des parleurs de votre langue si belle et si miraculeuse . . .
Merci beaucoup Elise et Fabien !